Chapitre 4 :
La Visibilité
Pourquoi les étudiants se bourrent la gueule ?
Tout le monde a conscience qu’il faut être visible pour “exister” (sur le plan promotionnel). C’est la guerre entre les marques et les personnalités pour se faire remarquer. Mais comment fonctionne la visibilité sur le plan psychologique ?
Koreen Johannessen était une travailleuse sociale à l’université d’Arizona. Son combat : le service de santé mentale de l’établissement pour aider les étudiants dépressifs, dépendants de drogue ou d’alcool. Après quelques années d’exercice, elle souhaita attaquer le problème sous un autre angle : et si on allait prévenir, plutôt que guérir ?
Elle quitta son service et se consacra à la diffusion d’information préventive sur la santé. L’un des principaux problèmes de l’université d’Arizona, c’était la consommation excessive d’Alcool.
Les chiffres étaient totalement alarmant :
- 75% des étudiants qui ne sont pas en âge de boire de l’alcool boivent
- 44% le font de façon excessive
- Chaque année aux états unis, 600 000 jeunes blessés à cause de l’alcool
- Parmi eux, 1800 en meurent
Koreen prit ce problème à bras le corp. Elle lança une grande campagne de prévention à travers tout le campus avec des tracts sur les conséquences de la surconsommation d’Alcool.
Elle fit paraître dans le journal des articles à propos des effets négatifs de l’alcool, et notamment sur les fonctions cognitives et les résultats scolaires. Elle a même installé un cercueil dans un centre communautaire avec comme inscriptions: les statistiques de décès dus à la consommation d’alcool.
Mais rien ne fonctionnait : les beuveries et leurs ravages ne diminuaient pas pour autant. Elle demanda alors aux étudiants directement ce qu’ils pensaient des beuveries. Et là, surprise : la plupart ne les approuvait pas, et étaient même répugnés ! “On aime boire un verre ou deux de temps en temps, mais on aime pas faire des excès comme certains de nos camarades”.
Pourquoi la plupart des étudiants n'approuvent pas la surconsommation d’Alcool, alors que les beuveries étaient bien réelles ? Pourquoi est-ce qu’ils buvaient tous autant alors que, apparement, il n’aimaient pas vraiment ça ?
Le comportement est public, les pensées sont privées
Imaginez que vous êtes un étudiant sur le campus d’Arizona, en pleine soirée. Si vous scannez le lieu dans lequel vous vous trouvez, vous vous rendez compte que tout le monde se saoule.
L’alcool coule à flot, tout le monde boit, prend et reprend des verres. Tout le monde semble heureux de boire. Que faites-vous ? Si vous n’en faites pas autant, vous vous sentirez un peu à l’écart. Généralement, la plupart d’entre nous reprendrons alors un verre.
Cette simple boucle explique tout le problème : ce qu’on ne sait pas, c’est que les gens qui nous entourent pensent exactement la même chose. Ils boivent parce qu’ils voient les autres boire. C’est une boucle sans fin parce qu’on ne peut pas lire dans les pensées des autres.
Alors, comment régler le problème ? Je vais vous l’expliquer un peu plus tard, mais d’abord, laissez-moi vous expliquer sur quoi se base la visibilité.
La psychologie de l’imitation
Au début des années 2000, Steves Jobs s’est retrouvé face à un grand dilemme. Il travaillait avec Ken Segall, son bras droit, en quelque sorte.
Ken était publicitaire et directeur de la création dans l’agence avec laquelle Steves Jobs travaillait. C’est à lui qu’on doit les deux célèbres campagnes “Les fous” et “Think Different”, pour ne citer qu’elles.
Apple avait terminé de conceptualiser le Powerbook G4, et s'apprêtait à commercialiser le produit. Mais une dernière question subsistait dans la tête de Steve Jobs.

Si le fameux ordinateur était l’un des plus fins du marché, l’orientation du logo posait de nombreuses questions.
L’utilisateur allait passer son temps à le sortir de son sac. Le logo était donc disposé de manière à ce que l’utilisateur le voit lorsque l'appareil est fermé.
Mais une fois l’ordinateur ouvert et son utilisateur installé dans un café pour travailler, le logo allait être à l’envers pour ceux qui le verraient.
Ils finirent par prendre la décision irrévocable d’inverser le logo, pour qu’il soit dans le bon sens pour le reste du monde. Le but : montrer à l’entourage de l’utilisateur le logo d’Apple. Ils ont pris leur décision non pas par mégalomanie, mais parce qu’il faut voir quelqu’un d’autre en action pour avoir envie de l’imiter.
Si un produit est conçu pour être vu, alors il est conçu pour être répandu. C’est ce qu’on appelle la psychologie de l’imitation, ou preuve sociale.
Lorsque vous avez le choix entre deux restaurants, l’un complètement vide, l’autre plein à craquer, il y a de fortes chance que vous preniez le restaurant bondé de monde.
Quand vous regardez une sitcom américaine, et que vous entendez des rires pré enregistrés, vous avez plus de chances de trouver cette scène drôle.
On imite les autres parce que leurs choix sont informatifs pour nous. On doit sans cesse prendre des décisions, mais parfois, on a pas toutes les cartes en mains pour pouvoir prendre la meilleure décision possible.
On s’en réfère donc aux autres : on les regarde, et on les imite. On pense qu’ils savent quelque chose qu’on ignore.
Rendre public le privé
Revenons à nos étudiants bourrés. (Quelle belle transition, n’est-ce pas ?)
A partir de cette information, vous comprenez maintenant qu’on agit par imitation. On veut prendre les meilleurs décisions possibles, et ce, dans n’importe quelle situation. Que ce soit pour un achat, pour éviter un risque ou juste par convention sociale, on imite quand on est pas sûr de nous. Nous sommes tous victimes de ça.
Le problème majeur des étudiants est le suivant : la plupart n’aiment pas se saouler, mais pourtant, la plupart le font quand même. Quand ils regardent autour d’eux, ils voient l’alcool couler à flot, tout le monde se ressert, et du coup … ils boivent à nouveau, eux aussi. Ils font ça car ils ne souhaitent pas “être à l’écart”.
Mais le problème, c’est qu’ils ne savent pas que les autres pensent exactement la même chose. Le comportement est public, les pensées privées. Le problème ici, c’est que nos étudiants adoptent le mauvais comportement parce qu’ils pensent être seuls à avoir certains avis sur la question.
Koreen Johannessen, dont nous avons parlé en début d’article, a attaqué le problème d’une nouvelle façon. Elle a publicisé le privé. Elle a rendu public les opinions et pensées privées, invisibles habituellement.
Elle a publié une série d’articles dans les journaux universitaires, des reportages qui expliquaient la norme, à savoir ce que faisaient la plupart des étudiants lors des soirées.
On nous dit que la plupart des étudiants ne buvaient qu’un verre ou deux, et que 69% n’en prenait jamais plus de 4.
Résultat : les beuveries du campus ont diminué de 30%. En montrant au grand nombre que la plupart des étudiants ne se saoulaient pas, elle a fait comprendre que personne n’avait envie de finir bourré, sur le gazon, à vomir ses tripes.
L’autopublicité
En 1996 sort le très célèbre service Hotmail. A l’époque, la messagerie est révolutionnaire. Les autres messageries sont délivrées par les fournisseurs d’accès internet, notamment AOL qui était leader sur le marché.
En plus d’être lié de force à leur FAI (car partir signifiait la fermeture pure et simple de leur compte mail), le prix était compris dans l’abonnement. Mais surtout, les clients ne pouvaient consulter leurs mails que sur l’ordinateur où le modem était installé.
Hotmail était l’une des premières messageries web gratuites. On pouvait consulter ses emails sur internet, via navigateur … donc sur n’importe quel ordinateur. En plus d’être un service génial, sur le plan technique et marketing, Hotmail a profité de son moment de gloire pour faire croître très rapidement leur nombre d’utilisateurs.
Dans la signature de chaque email envoyé, ils inscrivaient automatiquement : “PS : I love you. Get Your Free Email at Hotmail”.

Cette simple phrase, très visible car disposé en “PS”, a permis à la marque de passer à 8,5 millions d’utilisateurs. Chaque fois qu’un utilisateur envoyait un email, il envoyait également un peu de preuve sociale.
Apple & Blackberry ont utilisé exactement la même stratégie, avec le célèbre “Envoyé avec mon iPhone”.
Apple, encore eux, ont également réalisé un coup de génie dans le même genre, bien à eux. Lorsqu’ils ont lancé l’iPod, ils savaient que la concurrence allait être féroce.
Le gros point faible de l’iPod, c’était sans aucun doute son système fermé, alors que ses concurrents étaient tous compatibles les uns avec les autres et sur, a priori, n’importe quel ordinateur.
Apple a créé des écouteurs blancs … parce que tous les concurrents proposaient des écouteurs noirs.
Les écouteurs blancs d’Apple sont devenus célèbres et leur ont permis de se démarquer. Dès qu’on voyait quelqu’un avec des écouteurs blancs, on savait qu’il avait un iPod … et donc nous aussi, on en voulait un.
Résidus comportementaux
En 2003, Lance Armstrong, le célèbre cycliste, était au sommet de sa gloire. Plusieurs années auparavant, il a été victime d’un cancer. Il avait 40% de chance de survie.
Il finit par se remettre et, en plus de ça, fit une ascension fulgurante dans le monde du cyclisme professionnel. Les gens se disaient que si il avait réussi à battre le cancer, alors ils pourraient le faire aussi. C’était une source d’inspiration pour beaucoup de monde.
MacEachern, responsable de son sponsoring chez Nike, cherchait un moyen d’exploiter sa popularité. Il créa un circuit à vélo panaméricain, où chaque participant se fixait un nombre de kilomètres et invitait ses amis à le sponsoriser. Armstrong faisait quelques apparitions publiques de temps en temps.
Puis, MacEachern eu l’idée de créer un bracelet. Nike avait toute une gamme de bracelets noirs avec des citations inspirantes écrites à l’intérieur, comme “esprit d’équipe” et “respect”. Les joueurs de Basket Ball les portaient et s’en servait pour rester concentrés et motivés.
Il proposa de créer un bracelet à l'effigie de Lance Armstrong, et dont tous les profits iraient à la fondation Lance Armstrong, créée par ce dernier pour lutter contre le cancer. Il fut fabriquer le produit … en jaune !

En 6 mois, Nike a écoulé 5 millions de bracelets. Tout le monde les voulaient. C’était même revendu sur Ebay au prix fort. C’est plus de 85 millions d’unités qui ont été vendues dans le monde.
Le jaune était rare et frappant, et en plus de ça, son prix très abordable (1$) permettait aux gens qui ne souhaitait pas forcément s’engager dans une cause de faire une sorte d’essai. Contrairement aux pin’s Sidaction qu’on doit épinglé sur un vêtement, le bracelet lui est visible et peut se garder partout : pour dormir, changer de tenue ou prendre sa douche.
MacEachern a déclaré “Ce qui est bien avec un bracelet, c’est qu’il subsiste, ce qui n’a pas été le cas de notre circuit à vélo. On ne s’en souvient pas chaque jour, alors que le bracelet, lui, si.”
C’est ce qu’on appelle un résidu comportemental : un vestige ou trace physique d’une action ou un comportement. Un tel objet donne des informations sur son propriétaire et ses préférences, y compris les causes sociales qu’il soutient. Vu que le bracelet jaune était très visible, ça favorise l’imitation et le déclenchement de conversations.
Ce genre de stratégie est également utilisée pour inciter les gens à voter, par exemple. Le vote est un acte privé. L’influence sociale ne joue pas un grand rôle, parce qu’on n’a pas moyen de savoir qui va ou ne vas pas voter (à part si on en parle).
En 1980, les organisateurs d’élections ont distribué un badge “j’ai voté”. Ce simple autocollant était un résidu comportemental : il fonctionne comme une sorte de rappel. “Aujourd’hui, c’est un jour d’élection. J’ai voté. Faites pareil”.
Invisibilisez et gardez vos ennemis privés
Voici une publicité préventive contre la drogue, mise sur pied par Nancy Reagan, première dame des États-Unis.
Le pays a dépensé énormément d’argent dans ces campagnes, sur le plan promotionnel. Elles sont passées partout. Le raisonnement était le suivant : tôt ou tard, les jeunes se verraient offrir de la drogue par leurs collègues, et ils devraient donc apprendre à dire non.
Un jour, Bob Hornik, professeur de communication, a mené son enquête pour savoir si ces messages qui coûtent une fortune au contribuable étaient efficaces. Il a observé les comportement des adolescents durant la diffusion des campagnes antidrogue. Il demanda à ses sujets s'ils avaient vu la publicité, et s'ils avaient déjà consommé de la drogue.
Giga fail : non seulement les campagnes n’ont eu aucun effet, mais en plus, au contraire, ils en ont consommé davantage.
Les messages de préventions avaient publicisé la consommation de drogue. Avant d’être exposé à la campagne, la majorité des jeunes n’avaient jamais pensé à consommer de la drogue. Les campagnes montraient que :
- La drogue, c’est mal
- Beaucoup de gens en consomment
Le nombre prend le devant sur les actes. Il faut donc faire attention car rendre public un acte privé peut avoir les effets inverses attendus. Alors, quelle est la solution ?
Il faut rendre votre ennemi moins visible, en expliquant ce qu’il faut faire, plutôt que ce qu’il ne faut pas faire.
Le Petrified Forest National Park d’Arizona était souvent victime de vol.

Pour remédier à cela, ils ont installé une pancarte avec marqué dessus : “Veuillez vous abstenir de prendre des morceaux de bois pétrifiés, car l’état naturel de la forêt est altérée en raison des nombreux vols qui ont eu lieu dans le passé”.
Résultat : beaucoup plus de vol. L’affiche suggérait que d’autres personnes volent ces morceaux de bois.
Elle a été remplacée par “Veuillez vous abstenir de prendre des morceaux de bois pétrifiés afin de préserver l’état naturel de la forêt”.
Résultat : beaucoup moins de vols, objectif atteint !